Dossier stratégique
Entretien avec Valérie Niquet, responsable du pôle Asie de la FRS
Conduit par Pierre Journoud, chargé d’études à l’Irsem
Valérie Niquet est responsable du pôle Asie de la Fondation pour la recherche stratégique. Son dernier ouvrage Chine-Japon : l’affrontement a été publié en 2006 aux éditions Perrin. On pourra trouver des éléments biographiques plus complets sur le site de la frs :
http://www.frstrategie.org/barreFRS/frs/chercheurs/v_niquet.php
Pierre Journoud : Vous étudiez la Chine depuis de nombreuses années, notamment dans le domaine stratégique. Quels sinologues vous ont plus particulièrement inspirée ?
Valérie Niquet : J’ai eu la chance de pouvoir commencer à étudier le Chinois très tôt, dans l’un des premiers lycées qui, dès les années 1950, avait décidé d’offrir cette ouverture sur un monde nouveau à ses élèves, le Lycée de Montgeron. Martine Vallette Hémery1, dont je ne connaissais pas à l’époque l’œuvre de traductrice, a profondément contribué à mon intérêt pour la Chine et sa civilisation. Plus tard, c’est le travail de Simon Leys2, dont toutes les analyses demeurent d’une très grande actualité, qui a fortement inspiré ma réflexion sur la Chine.
P.J. : Le retour de la Chine au sommet des grandes puissances mondiales est annoncé depuis plus d’un demi-siècle. Il est désormais effectif et jamais la Chine ne s’est trouvée autant qu’aujourd’hui au cœur des préoccupations stratégiques. Comme toute grande puissance, celle-ci cherche à globaliser ses intérêts et à sécuriser ses voies commerciales et ses approvisionnements énergétiques. Faut-il n’y voir que la simple ascension pacifique d’une puissance redevenue majeure, comme l’affirment les dirigeants chinois, ou redouter une hégémonie expansionniste et potentiellement conflictuelle d’un pays encore prisonnier du syndrome de l’encerclement, comme le redoutent les autres grandes ou plus petites puissances de la région ?
V.N. : Si la puissance chinoise est en pleine émergence et très largement ouverte sur le monde, c’est un système politique idéologiquement marginalisé qui préside aux affaires de la République populaire de Chine (RPC). Pour préserver un développement suffisamment rapide et garantir la stabilité du pays et la satisfaction de la population, la Chine n’a d’autres choix que de s’ouvrir. Cette ouverture suscite de la part des partenaires de Pékin des attentes nouvelles, des exigences de transparence difficiles à mettre en œuvre sans toucher aux fondements mêmes du système. Face à ces contradictions, le régime chinois exprime un sentiment croissant de vulnérabilité. Les efforts « d’encerclement » et de « containment » de la Chine de la part de Washington et de ses alliés dans la région sont régulièrement dénoncés par Pékin. Ceci d’autant plus que la RPC avait cru pouvoir compter sur le retrait progressif d’une puissance américaine affaiblie par la crise économique et la guerre en Afghanistan. Prisonnière d’un discours de puissance qu’elle n’a pas – encore – les moyens d'imposer, la RPC cherche sa place en Asie, dans une région où la volonté d’engagement laisse progressivement la place à un sentiment de méfiance croissante vis-à-vis des ambitions de Pékin.
P.J. : Vous êtes la première sinologue française à avoir traduit L’art de la guerre de Sun Zi (Economica, Paris, 1988), une œuvre qui a connu une étonnante postérité en Occident, dans le sillage de l’échec des Américains au Vietnam et d’un regain d’intérêt pour les stratégies indirectes. Est-il toujours un objet d’études en Chine et quels sont les réflexions qui sont mises en valeur ?
V.N. : L’étude de L’Art de la guerre de Sun Zi est aujourd’hui au cœur de la réflexion stratégique en Chine, et constitue la toile de fond théorique des efforts de développement et de modernisation de l’Armée populaire de libération (APL). Le Sun Zi apparaît en effet aux stratèges chinois contemporains comme particulièrement adapté aux principes de la guerre asymétrique auxquels la RPC doit aujourd’hui se plier face aux États-Unis. De ce fait, la lecture de L’Art de la guerre constitue une clef d’entrée particulièrement utile pour mieux comprendre les évolutions de la pensée stratégique chinoise contemporaine et les priorités de développement de l’APL. L’accent est mis sur les stratégies de victoire du « faible » sur le « fort », stratégies censées reposer sur la dissuasion qui permet d’atteindre un objectif sans avoir à subir l’épreuve du feu, ou, en d’autres termes, de « remporter la victoire sans combattre ». C’est sur ce principe que reposent aujourd’hui les stratégies d’interdiction que la RPC tente de mettre en œuvre face aux états-Unis en Asie.
P.J. : D’une façon plus générale, comment peut-on définir la culture stratégique de la Chine ? Son étude peut-elle éclairer les relations contradictoires de Pékin avec les acteurs majeurs de la région – États-Unis, Japon, Inde, voire ASEAN… ?
V.N. : Traditionnellement la culture stratégique de la Chine – renforcée par les apports léninistes qui continuent de caractériser le système politique – repose sur les principes de calcul, d’économie et, dans la mesure du possible d’évitement d’un combat toujours coûteux, le tout au service d’un objectif cardinal qui est la survie du régime. La RPC peut donc mobiliser pour tenter d’obtenir la victoire et influencer les résultats de la confrontation avec une large panoplie de moyens qui vont des capacités nucléaires aux artifices de la ruse et à toutes les ressources de la guerre de l’information. Depuis peu, la RPC semble toutefois tentée par des stratégies plus traditionnelles d’affirmation de puissance, notamment de puissance maritime, qui permettent de renforcer le prestige d’un régime en manque de légitimité.
P.J. : Quel regard portez-vous sur l’évolution des centaines de think tanks chinois qui se consacrent désormais à l’étude des questions stratégiques et aux relations internationales, dont une étude récente a montré à la fois l’indépendance et l’influence croissantes3 ?
V.N. : Si on peut constater une multiplication des think tanks en Chine, liés aux institutions du parti et de l’état, et qui mettent lumière l’existence de débats au sein de l’appareil de gouvernement chinois, on constate toutefois, particulièrement sur les questions stratégiques et de sécurité, la persistance du principe d’une « ligne politique » qui s’exprime, sous des formes différentes, au travers des multiples canaux ouverts par ces think tanks.
P.J. : Quel peut-être le rôle de la Chine dans la résolution de la crise coréenne, de la diplomatie officielle comme de la diplomatie informelle (track two) ?
V.N. : Dans la résolution de la crise coréenne, le rôle de la Chine, qui a initié le dialogue à six [avec les deux Corée, les États-Unis, le Japon et la Russie], est par nature extrêmement limité. Pékin a compris l’intérêt d’un dialogue, toutefois, la Chine n’est pas prête à aller au-delà de limites étroites qui sont celles de la survie du régime nord-coréen. Comme le soulignent des analystes chinois, si pour les états-Unis et l’Occident, la préoccupation première est celle de la prolifération des capacités nucléaires, pour la RPC, la première crainte serait de voir le régime nord coréen s’effondrer. La RPC craint en effet, outre une avancée des intérêts américains dans la zone, l’émergence d’une Corée réunifiée qui n’adopterait pas une attitude de neutralité bienveillante vis-à-vis de Pékin.
P.J. : En 2009, la presse chinoise a fait écho, pour la première fois, aux débats internes sur l’opportunité d’une intervention en Afghanistan. Comment le conflit afghan, et en particulier la stratégie contre-insurrectionnelle mise en œuvre par les Américains et leurs alliés, sont-ils perçus en Chine ? Où en est le « dialogue émergeant » recherché par Pékin avec l’Alliance atlantique depuis le début de l’intervention anglo-américaine en Irak ?
V.N. : Dans une vision très sino-centrée, la RPC analyse la présence de l’Otan et des États-Unis en Afghanistan comme l’élément d’une stratégie de containement si ce n’est d’encerclement de la Chine, encerclement qui s’étendrait progressivement du Japon à l’Australie en passant bien sûr par Taiwan et demain peut-être le Vietnam pour rejoindre l’Inde et le théâtre Af-Pak sur son flanc ouest. La Chine toutefois, tente de tirer partie des efforts de stabilisation dans la zone pour avancer ses pions au travers d’investissements massifs dans le secteur des télécommunications et de l’énergie, attendant sans doute un retrait des forces alliées de la région pour mieux y prendre pied, sur le modèle de ce qui se produit en Afrique et dans certains pays d’Asie centrale. Dans le même temps, la Chine suit avec inquiétude les débats sur le nouveau concept stratégique de l’Otan, craignant une extension des partenariats en direction de l’Asie ainsi que l’approfondissement du rapprochement avec Moscou.
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1 - Maître de conférences à l’Université Paris7-Denis Diderot, spécialiste de prose chinoise ancienne et moderne, traductrice littéraire.
2 - Ecrivain, essayiste, critique littéraire, traducteur et sinologue belge ; membre, depuis 1990, de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
3 - Thomas Bondigule et Thierry Kellner, « The impact of China’s foreign policy think tanks », Asia Paper, Vol. 5, Brussels Institute of Contemporary China Studies, 2009
(téléchargeable à cette adresse : http://www.vub.ac.be/biccs/site/index.php?id=23)
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