Enjeux

Entretien avec le Colonel Thierry Burkhard, conseiller communication du Chef d'état-major des armées

Conduit par Barbara Jankowski, responsable de programmes à l'Irsem

Barbara Jankowski : L'annonce de décès parmi les militaires en Afghanistan s'accompagne souvent de commentaires sur l'indifférence des Français à l'égard de la mort de nos soldats. Les militaires évoquent ce qui se passe au Canada ou en Angleterre, lors des cérémonies de retour des cercueils, plus suivies par la population qu'en France. Qu'en pensez-vous ?


Colonel Th. Burkhard : Oui, il y a effectivement cette perception chez les Français, mais elle n'est pas propre aux décès, elle concerne plus globalement notre engagement en Afghanistan qui n'intéresse pas beaucoup la population et, évidemment, cela est plus visible lorsqu'il y a des morts. Mais sous-entendre qu'en France on ne ferait rien est erroné.


En France, un texte règlemente le cérémonial et les honneurs qui sont rendus aux soldats morts en opérations. Il y a des cérémonies officielles, avec les honneurs militaires rendus par une haute autorité qui peut être dans certains cas le chef de l'État lui-même. Si on interrogeait des soldats étrangers à propos de nos cérémonies, ils seraient peut-être envieux. Mais c'est vrai, on ne met pas en place des cortèges pour le retour des corps, les cercueils ne passent pas par des routes le long desquelles la population stationnerait pour rendre hommage, comme au Canada. Chaque pays a sa façon d'honorer ses morts au combat. En France, l’itinéraire des convois mortuaires n’est pas rendu public. Mais il y a toujours une participation importante de la population, dans le lieu où le militaire est inhumé ou dans l'unité à laquelle il était affecté. C'est une autre culture. Les colis de Noël envoyés par la population, cela se pratique moins en France, mais peut-on en déduire que les Français soutiennent moins leurs soldats que les Anglais ou les Américains ?
 

B.J. : Que pensez-vous des sondages comme instrument de mesure du soutien de l'opinion publique aux opérations militaires ?
 

Col. B. : Les sondages sont utiles, mais il faut tenir compte de la question qui est posée. Au sujet de l'Afghanistan, ce n'est pas la même chose de répondre à la question : "Pensez-vous que l'on peut gagner la guerre ?" ou à "Pensez-vous qu'il faille quitter l'Afghanistan ?". Ce qui est certain, c'est qu'on ne pose jamais la question "Soutenez-vous les soldats Français en Afghanistan ?". Très vraisemblablement, le taux de réponse positive serait important.
 

B.J. : Comment communique-t-on sur les pertes lorsqu'on est chargé de la communication opérationnelle ?
 

Col. B. : Le point essentiel, c'est qu'il ne faut pas communiquer uniquement au moment des pertes. Ce sont les médias qui ont tendance à nous appeler uniquement lorsqu'il y a des morts, c'est dans leur logique. Lorsqu'un soldat décède en opération, le premier niveau institutionnel qui communique est l'Élysée, après s'être assuré que la famille du soldat défunt a bien été informée auparavant. La Présidence fait un communiqué indiquant qu’un militaire a été tué. Ensuite, l'état-major des armées précise le cadre dans lequel ce décès est intervenu. Enfin, l'armée à laquelle appartient le militaire, en l'occurrence le plus souvent l'armée de terre pour l'Afghanistan, communique sur l’identité du soldat.

Les médias cherchent toujours des éléments sur les circonstances, des détails qui n’apportent rien à la compréhension des circonstances et qui peuvent constituer une douleur supplémentaire pour la famille de la victime. Nous ne pouvons pas entrer dans ce type de démarche. D'abord parce que, à peine quelques heures après l'événement, nous avons encore trop peu d'éléments vérifiés à fournir. Ensuite parce que nous avons deux impératifs : la sécurité des opérations et la dignité des familles.


Les médias tiennent le décompte des morts, car c'est un argument qui peut être utilisé politiquement. L'état-major des armées tient un mémorial sur son site Internet, mais ne se focalise pas sur le décompte.
 

B.J. : Est-ce que la communication sur les opérations extérieures et les pertes humaines vous pose des problèmes particuliers ?
 

Col. B. : Oui bien sûr, le problème essentiel est que l'on s'adresse, à travers les médias, à plusieurs publics, les proches des soldats, les soldats en Afghanistan, les soldats en France, les Français et qu'il faut trouver les mots pour que tout le monde comprenne et que chacun se retrouve dans les déclarations.


En outre, à mon niveau de responsabilité, je suis placé entre le cycle long de la communication stratégique : essayer de faire comprendre aux Français qu'on n'est pas en train de perdre la guerre, qui implique de comprendre les ressorts de la perception des Français, comprendre sur quoi ils buttent ; et le cycle court du domaine tactique : ce qui s'est passé dans telle opération, qui a essuyé tel tir, pourquoi. Et dans ces deux domaines, il y a ce que je dis et le commentaire du journaliste sur ce que je viens de dire. A moi ensuite d'analyser la perception de mes propos et de rectifier si cela ne correspond pas au message que je voulais livrer.
 

B.J. : Et sur le terrain, comment les militaires vivent-ils le faible soutien des Français à l'intervention en Afghanistan ?
 

Col. B. : Les soldats qui partent aujourd'hui ne découvrent pas la situation une fois là-bas. Ils le savent avant de partir. En outre, les Français se montrent plus indifférents qu'opposés. Il n'y a pas eu de manifestations comme au moment de la première guerre du Golfe par exemple. Le soldat sur le théâtre d’opération, quel que soit ce dernier d’ailleurs, est plus sensible à l'efficacité du soutien médical, au fait de savoir que s’il lui arrive quelque chose, il sera soigné et rapatrié le cas échéant, à la qualité de son équipement, à la cohésion de son unité, qu'aux sondages. En revanche, quand les militaires font la guerre, ils aimeraient qu'on parle plus d'eux, qu'on les voit à la télévision. Être vu sur les écrans, voilà un critère d'appréciation de l’importance d’une action. Les gens veulent qu'on parle d'eux, ils veulent dire ce qu'ils ont fait. Les journalistes qui viennent les voir sur le terrain font des reportages plutôt favorables sur les actions tactiques, ça aussi ça compte pour les militaires sur place. Le niveau stratégique n'est pas leur préoccupation première.


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