Enjeux

L’opinion publique et les pertes en opérations

Par Barbara Jankowski, responsable de programmes à l'Irsem

Dans les démocraties, les gouvernants qui, tôt ou tard, doivent rendre des comptes à leurs électorats, sont contraints de se préoccuper des conséquences des actions militaires qu'ils engagent et, notamment, des pertes subies. Ce dossier présente trois éclairages relatifs à l’opinion publique et aux pertes en opérations : l'influence des pertes sur le soutien de l'opinion publique à une intervention militaire, le traitement médiatique des pertes françaises en Afghanistan et la manière dont les armées appréhendent le soutien de l'opinion et le rôle des médias. Trois contributions y figurent : celle d'un chercheur de l'IRSEM, l'interview du conseiller communication du chef d'état-major des armées et celle d'un journaliste du Parisien.

 

Les pertes militaires subies au cours de ces dernières années sont venues rappeler un fait que vingt années de missions de maintien de la paix ont eu tendance à occulter : les engagements militaires sont coûteux en vies humaines. Pour les armées présentes en Afghanistan, le bilan s’élevait, le 22 octobre, à 2260 morts, dont 692 pour la seule année 2010, la plus meurtrière depuis le début du conflit, sans même parler de la guerre en Irak, ou 4748 soldats ont perdu la vie. Toute intervention est potentiellement dangereuse puisque on déplore aussi des morts parmi les forces d’interposition de la FINUL au Liban, pour citer une opération impliquant les armées françaises.


La mort au combat a d’abord un impact sur la famille, les proches et les camarades des soldats décédés. Stéphane Audoin-Rouzeau rappelle qu’une histoire de la dimension personnelle de la souffrance induite par la perte en temps de guerre reste à faire. Le deuil de guerre a, selon lui, une spécificité et « ne peut se confondre avec un deuil de paix », fût-il accidentel. La mort au combat concerne des jeunes gens, elle rompt la succession des générations, il s’agit d’une mort violente sans accompagnement du mourant par ses proches, qui se double même, parfois, d’une absence de corps1. D’où, affirme l’auteur, l’importance de la commémoration collective pour aider au travail de deuil individuel.


Un aspect de la mort au combat retient l’attention de manière récurrente : celui de l’influence des pertes sur le soutien de l’opinion publique aux opérations. Le soutien de l’opinion a-t-il tendance à diminuer avec l’augmentation des morts ? C’est la question qui sous-tend une longue lignée de travaux scientifiques aux États-Unis.


L'influence des pertes sur le soutien de l’opinion publique 


Depuis la guerre du Viêt-Nam, une croyance s’était imposée chez les décideurs : les Américains ne soutiendraient désormais que des opérations n’impliquant pas de victimes parmi leurs soldats. Ils étaient frappés du syndrome "de l’aversion aux pertes" ("casualties aversion" ou "casualties phobia"). Cette conviction s’était répandue dans les media et les milieux universitaires, chez les alliées des États-Unis comme chez leurs ennemis. Saddam Hussein avait d'ailleurs ironisé sur le peu de cas qu'on pouvait faire d'une menace d'intervention de la part d'un pays qui ne supporterait pas "10 000 morts » dans son camp, sous-entendant que son pays, lui, en était capable2. On comprend qu'une telle certitude chez l'adversaire puisse mettre à mal la crédibilité de la politique extérieure d'un pays, surtout lorsque lorsqu'il s'agit d'une superpuissance. Les militaires ont commencé à prendre la mesure d’un tel talon d’Achille.


Loin d’être fantaisiste, cette "évidence" reposait sur une série de recherches dont celles de l'universitaire John Mueller, premier à formaliser le lien de cause à effet entre pertes et soutien, ainsi que celles menées par la Rand Corporation sur l'influence des pertes sur la popularité du président des États-Unis3. Jusqu'au début des années 1990, leurs résultats convergeaient : l'augmentation des pertes subies par les militaires américains s'accompagnait bien d'une baisse du soutien de la population à l'intervention en cours. Les guerres analysées étaient celles du Viêt-Nam et de la Corée.


Eric Larson de la Rand a entrepris en 1996 de réinterpréter ces données en y introduisant d'autres variables : les bénéfices perçus de l'intervention, les chances de succès, les coûts actuels et à venir, la réactivité des leaders politiques face aux événements4. D’après lui, la population américaine n'était pas devenue plus frileuse depuis la seconde guerre mondiale. En revanche, elle opérait un calcul permanent des coûts et avantages de l'intervention. Si aucun bénéfice n'était à attendre, le coût engendré par les pertes militaires pouvait, dans ces conditions, constituer un argument négatif et entraîner le fléchissement du soutien5.


Les universitaires Christopher Gelpi et Peter Feaver ont été les premiers à formuler une critique très sévère de cette assertion en parlant de "mythe". Ils ont commencé par analyser la crise somalienne à la lumière de nouvelles données. Selon une opinion très répandue, l’intervention en Somalie aurait été décidée après la diffusion, par les chaînes de télévision, d’images d’Africains affamés et son interruption réclamée à cause d’un reportage montrant les corps de 18 GI's américains traînés dans les rues de Mogadiscio. C’est ce qu’on a appelé l’effet « CNN ». Christopher Gelpi et Peter Feaver affirment que s’il y a bien eu un effet CNN, il n’a pas joué au sein de la population mais au plus haut niveau de l’État, Président et Congrès américains inclus. Une étude de la Rand constatait, par ailleurs, que le soutien à l’opération en Somalie avait chuté avant la diffusion de ces images, du fait de la perception d'un changement d'objectif de la mission : au départ annoncée et perçue comme une mission humanitaire, la mission avait mué en nation building et en guerre aux chefs de clans perdant, de ce fait, le support de l'opinion publique.


Puis, après avoir constaté que le nombre de morts en Iraq était largement supérieur aux premières estimations sans que cela ne suscite de réactions hostiles, ces chercheurs ont testé l'influence des pertes subies sur le soutien à la guerre en Irak entre 2003 et 2005, de manière empirique et en temps réel, ce qui constituait une première6.


Leurs travaux les ont conduits à conclure également que le soutien à un engagement ne faiblit pas en fonction des pertes enregistrées. La perception de la justesse des finalités ayant motivé l’intervention joue un rôle important, mais la perspective du succès constitue la variable principale. La phobie ne serait pas celle des morts au combat mais celle de la défaite. L’idée selon laquelle le public est intolérant aux pertes aurait servi à masquer les réticences des décideurs et non pas celles de la population.


Les conclusions de Peter Feaver et de Christopher Gelpi ont eu beaucoup de retentissement et leur audience a dépassé le monde académique. Mais le débat n'est pas clos, en témoignent les échanges entre protagonistes dans les revues spécialisées7.


On retiendra que ces travaux ont dévoilé le rôle de variables non prises en compte jusque-là. Aucun facteur n’explique à lui seul l’adhésion ou l'hostilité de l’opinion publique. Son soutien est fonction de critères qui se combinent. Les pertes subies n’ont pas de relation de cause à effet sur le soutien. En langage scientifique, les pertes militaires ne constituent pas une variable indépendante, mais une variable dépendante. C'est ce consensus qui se dégage de cette dernière décennie de recherches.


L’opinion publique et la guerre en Afghanistan


En 2010, la guerre en Afghanistan a eu des répercussions politiques dans deux des pays participant à la Force Internationale d'Assistance et de Sécurité (FIAS ou ISAF) : chute du gouvernement de coalition néerlandais sur la question afghane en février 2010 suivie, en octobre, du retrait du contingent de 2000 soldats néerlandais de l’ISAF. Démission du président allemand en mai 2010, après ses propos tenus sur les raisons de la participation allemande à la guerre.


Par ailleurs, dans tous les pays participant à la coalition les opinions publiques sont devenues majoritairement défavorables au maintien des troupes en Afghanistan. Le soutien à l’opération a commencé à s’effriter à compter de 2008. En Allemagne, 70% de la population est désormais favorable au retrait des 4500 soldats du contingent allemand. Au Royaume-Uni, traditionnellement derrière ses troupes, l’impopularité de la guerre gagne et le pourcentage de la population en faveur du retrait s’est accru, passant de 29 à 31% en quelques mois. 47% de la population désapprouvait l’opération fin 2009 (et 46% l’approuvaient). Même résultat en Pologne, où plus des trois-quarts de la population est désormais contre la participation polonaise à la guerre et en Italie, où 58% des sondés sont hostiles à l’intervention. En Espagne on observe que l’opinion est encore majoritairement favorable au déploiement et que le consensus au sein de la classe politique reste intact. En France, le soutien s’est réduit au cours des ans : 55% d’opinions favorables à l’intervention en Afghanistan en 2001, 70% des Français opposés à l’intervention militaire à l’été 2010. Dans de nombreux pays, les voix qui estiment que cette guerre ne peut être gagnée sont de plus en plus nombreuses.


Toutefois, dans les pays européens, l’attitude face à la guerre relève plus de l’indifférence que de l’opposition frontale. Au Royaume-Uni, le sentiment d’une guerre moralement juste menée par une coalition internationale qui a reçu un mandat légitime domine encore à droite et à gauche. En France, si la classe politique est divisée sur la question, elle demeure silencieuse hors de l'hémicycle.


On peut s’étonner du fait que les Français, si soucieux de la menace terroriste, très en faveur des missions militaires de lutte contre un foyer terroriste aient aujourd’hui une attitude aussi négative vis-à-vis d’un engagement militaire pourtant supposé enrayer le terrorisme dans un de ses berceaux. La guerre en Afghanistan, qui n’affiche son nom que depuis 2008, n’est pas bien comprise. Le lien avec le 11 septembre et la menace terroriste, compliqué, exige d'expliquer le rapport entre Al Qaeda, les zones tribales, les Taliban et le risque d'attentat en France. L'éloignement de l’Afghanistan, l'absence d'attentat récent et la durée du conflit ont contribué à faire perdre de vue cette imbrication.

 

L’assemblée européenne de sécurité et de défense s’est émue du manque de soutien de l’opinion publique européenne dans un rapport publié en juin 2010 dont le titre à lui seul est un constat d’échec des actions de communication passées : « Afghanistan : expliquer à l’opinion les raisons d’une guerre »8. Le rapport souligne le manque de communication de l'Alliance sur les actions conduites et les résultats obtenus. Le concept de narratives que l'on peut traduire par "récits", qualifiant un ensemble d’arguments justifiant une doctrine ou une politique publique caractérise au mieux ce qui manque en France et dans la plupart des autres pays européens participant à la FIAS : c'est ce narrative sur les raisons de l’implication militaire qui fait défaut aujourd'hui.

 

À lire les blogs militaires, on se rend compte de l’écart énorme existant entre la perception des Français sur un conflit lointain dont ils ont perdu la signification et auquel ils sont en majorité indifférents et le sens que lui donnent les soldats qui accomplissent au quotidien des missions qui leur paraissent utiles et positives mais qu’ils estiment ignorées de leurs concitoyens et insuffisamment relayées9. Un autre sentiment y domine : les Français et les médias ne manifesteraient pas suffisamment leur intérêt, leur compassion et les hommages qu’ils méritent aux soldats morts au combat.

 

La manière d’honorer les morts au combat varie selon les pays : au Royaume-Uni, les cercueils des soldats sont rapatriés sur la base aérienne de Lynehan, non loin de la ville de Wootton Bassett, où ils sont accueillis par les vétérans et la population, avant de rejoindre la morgue d’Oxford, cérémonial aussi fervent que récent et spontané10. Aux États-Unis, c’est sur la base aérienne de Dover dans le Nord-Est des États-Unis que sont rapatriés les corps et c’est en 2009 que le président Obama a autorisé les médias à publier des images de cercueils, interdites depuis la première guerre du Golfe. Il a lui-même assisté pour la première fois à la cérémonie de retour des corps en octobre dernier. Au Canada, le tronçon de l’autoroute qui relie la base aérienne où atterrissent les avions ramenant les cercueils des soldats et le bureau du coroner à Toronto où ils sont conduits a été rebaptisé « autoroute des héros » et la population se presse le long de la centaine de kilomètres pour rendre un dernier hommage aux soldats. Dans ce cas comme dans le cas britannique, le cérémonial est aussi ardent que récent, puisqu’il date de 2007, et du retour de la dépouille mortelle du premier soldat canadien mort au combat.


En France, tous les cercueils de soldats morts en opérations sont acheminés à Roissy, ou les accueille le chef d’état-major des armées. C’est au pavillon d’honneur qu’est rendu le premier hommage et remise la médaille militaire (sauf s’il s’agit d’un officier). Le deuxième hommage, dans la garnison d’appartenance, est présidé par le ministre de la défense ou son secrétaire d’État, voire le président de la République dès lors qu’il y a plusieurs décès. Cette cérémonie est ouverte à la population et elle y assiste, nombreuse.


La couverture médiatique est moins nationale que locale, mais les autorités militaires infirment une impression qui se dégage de certains discours de militaires, selon laquelle les médias ne s’intéresseraient pas aux soldats morts au combat. L’écho médiatique existe bien mais au niveau local.


Pour clore provisoirement ce dossier, soulignons qu’à côté des pertes militaires, il y a les pertes subies par populations civiles, autre facteur possible de réprobation d’une opération militaire, qui ne font l'objet d’aucune étude récente, pas plus que la nature de l’intervention sur la perception des pertes. Or, la guerre du Kosovo de 1999 n'a rien à voir avec celle d’Afghanistan dix ans plus tard. D’une guerre quasi virtuelle conduite du temps où les Américains ont cru que la révolution des affaires militaires épargnerait les vies humaines (ce qu’elle n’a pas fait, du moins au Kosovo) et parlaient de zéro mort, on est passé ou revenu à une contre-insurrection porteuse de combats terrestres meurtriers. Le bilan de l’année 2010 aura été particulièrement lourd: vingt soldats français ont été tués en opérations, dont quatorze en Afghanistan et cinq au Liban. Depuis le 31 août 2004, date du premier mort au combat, cinquante deux militaires français ont péri en Afghanistan. L’armée de terre, la plus touchée en ce moment, insiste sur le caractère peu exceptionnel de ce nombre, puisqu’elle déplore environ huit à neuf morts au combat chaque année. Cela, aussi, fait partie de la culture militaire.

 

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1 - « Qu’est-ce qu’un deuil de guerre ? » Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Revue Historique des Armées, 259/2010. URL : http://rha.revues.org//index6973.htlm. Consulté le 12 octobre 2010.
2 - Mark J. CONVERSINO, "Sawdust Superpower: Perception of U.S. Casultalties in the Post-Gulf War Era", Strategic Review, Winter 1997, 22.
3 - John E. Mueller, War, President and Public Opinion, Ohio, The Educational Publisher, Reprinted 2009 (première edition, 1973) et Casualties, public Opinion and presidential Policy During the Vietnam War, Mark A. Lorell, Charles T. Kelley, Deborah R. Hensler, Rand, R-3060-AF, 107 p.
4 - Éric Larson, Casualties and Consensus, MR-726-RC, Rand, 1996, 126 p.
5 - In Time of War. Understanding American Public Opinion from World War II to Iraq, Adam J.BERINSKY, The University of Chicago Press, 2009, 336 pages.
6 - Paying the Human Costs of War. American Public Opinion & Casualties in Military Conflicts, Christopher GELPI, Peter D. FEAVER, Jason REIFLER, Princeton University Press, 2009, 289 pages.
7 - Débats dans les revues Public Opinion Quarterly, sur le site de l’APSA, rubrique War and Public Opinion, sur le site de Foreign Affairs entre John Mueller, Peter Feaver, Christopher Gelpi, Adam Berinsky entre autres.
8 - Afghanistan : expliquer à l'opinion publique les raisons d'une guerre, Rapport de l'Assemblée européenne de sécurité et de défense, assemblée de l'Union de l'Europe occidentale, présenté au nom de la commission pour les relations parlementaires et publiques, document A/20, 16 juin 2010. http://www.assembly-weu.org/fr/documents/sessions_ordinaires/rpt/rpt.php?annee=2010
9 - Lettre d’un capitaine commandant une compagnie du 2ème REP en Afghanistan, à l’occasion du décès du légionnaire Robert HUTNIK, tué le 8 avril 2010, Secret défense, blog de jean-Dominique Merchet, http://secretdefense.blogs.liberation.fr/defense/2010/04/lettre.html et Jean-François BUREAU, « Armées-opinions-opérations, un paradigme afghan ? », Guerre et opinion publique. Civils et militaires : pouvoir dire, Inflexions n° 14, 2010.
10 - En effet, ce cérémonial date d’à peine trois ans et est né d’une part, parce que la base où arrivaient les cercueils des soldats a été transférée à une autre base et que le bourg de Wootton Bassett situé à proximité accueillait un regroupement de vétérans un jour où un cortège est passé. Ce premier hommage rendu spontanément s’est pérennisé par la suite.


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