Livre du mois

Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, Paris, Flammarion, 2010

Par Frédéric Ramel, directeur scientifique de l'Irsem

Issu du fameux séminaire que Pierre Manent organise depuis des années au sein de l’EHESS, Les métamorphoses de la Cité proposent une histoire de la dynamique politique en Occident. Ouvrage qui s’inscrit dans le prolongement direct des travaux que l’auteur a consacré tant à l’émergence qu’aux propriétés de la modernité, son propos est d’explorer les modalités de l’association humaine ainsi que leur succession depuis la Grèce antique jusqu’à l’Europe contemporaine : la Cité, l’empire, l’Eglise, la nation. Le lecteur retrouvera les composantes majeures de la réflexion que mène Pierre Manent, notamment la primauté accordée au politique dans une filiation avec la « science politique ancienne ». Contrairement à la « science politique moderne » ayant comme particularité de privilégier les facteurs sociaux et/ou économiques en vue de saisir les caractéristiques des régimes politiques modernes, celle-ci place au centre des préoccupations la production du commun (qu’est-ce que la chose commune ?). Le lecteur découvrira également des développements stimulants consacrés à l’origine de la forme nation (que Manent fait remonter à la Réforme laquelle absorbe les fonctions que remplissait l’Eglise jusqu’alors en tant que médiatrice avec Dieu) (p. 407-413), ou bien à Cicéron (omniprésent dans la seconde partie de l’ouvrage) : une figure pivot dans ces Métamorphoses puisqu’il fut le premier à penser une transformation de la forme politique « Cité » en forme « Empire ».


Il peut paraître incongru de proposer comme livre du mois dans notre lettre d’information une recherche dont l’épicentre ne relève pas de la stratégie au sens strict. C’est oublier que l’Irsem a une vocation pluridisciplinaire qui s’alimente à différentes sources dont la théorie politique. C’est occulter que la réflexion de Pierre Manent intègre de façon constante la guerre en vue de rendre intelligible les formes politiques qu’il étudie. A cet égard, trois idées formulées par l’auteur contribuent à la pensée stratégique. La première réside dans une articulation entre formes politiques et guerres. Parce que les formes politiques établissent une séparation entre l’intérieur et l’extérieur, elles sont amenées à engager des ressources militaires en vue de se préserver. De la Cité à la nation, l’histoire politique de l’Occident rime avec une pacification successive à l’intérieur de l’ordre politique (p. 71). Ainsi, les Etats nationaux démocratiques sont le résultat de plusieurs pacifications menées par le Souverain contre les nobles guerriers ; puis en vue d’intégrer les classes laborieuses dans l’espace politique.  Dans la phase finale, ce processus s’accompagne du rejet de la guerre à l’extérieur de la Communauté dans une modalité toujours plus intensive sur le plan technologique lorsqu’elle se déclenche (les guerres « hyperboliques » pour reprendre l’expression d’Aron). Ainsi, penser les formes politiques, c’est donc penser la guerre, sa nature et ses incidences sur la constitution du groupe. De façon réciproque, Manent nous invite à appréhender la guerre sur la base d’une réflexion consacrée aux formes politiques. Quand bien même son raisonnement n’a pas pour ambition première de s’engager sur cette voie, on peut considérer que la pensée stratégique ne peut que sortir enrichie de ce type d’investigation. En effet, on peut émettre l’hypothèse qu’une forme politique inachevée ou bien que la superposition de deux formes contradictoires sur un même espace (cf. la nation vs. l’empire dans le cas récent de la Géorgie par rapport à la Russie) correspond à un facteur explicatif d’une guerre. Voilà un programme de recherche vers lequel Manent nous propose de tendre, lequel n’exclut pas le recours à une sociologie qui étude la morphologie du groupe (ses passions, ses intérêts, ses représentations).


Le deuxième enseignement réside dans l’identification des sources de la Cité. Manent identifie celles-ci dans le camp grec, c’est-à-dire dans les expériences héroïques de la guerre. Cela renvoie à un paradoxe : l’espace politique démocratique tels que les Grecs le conçoivent est fondé sur un une liberté de mouvement. Le discernement qui permet d’envisager toutes les positions possibles à partir desquelles ont peut évaluer une situation exclut violence et contrainte. Un tel espace s’oppose ainsi de manière radicale avec la guerre qui se caractérise justement par cette violence, cette contrainte. La guerre incarne un monde de l’obéissance et de la discipline. Pourtant, Manent repère dans l’Iliade les prolégomènes d’une organisation politique à travers la façon dont les Grecs se conduisent. Le camp propose la première articulation entre petit nombre (aristocratie), grand nombre (peuple) et unité (Chef) : ce qui constituera l’épine dorsale de la Cité (quelle est l’opération la meilleure en vue de produire la chose commune entre ces différents éléments ?). De plus, c’est dans le camp que se manifestent les premières vertus politiques : celles de la sagesse ou de la prudence donnée par la nature. Ulysse en est la représentation vivante, notamment lorsqu’il cherche à obtenir des renseignements de la partie adverse. La condition guerrière est ainsi une première étape (certes incomplète et inachevée) de la condition politique.


La troisième idée relève du rapport entre libertas et dominatio. Contrairement au préjugé selon lequel la démocratie serait par réputation pacifique, Manent souligne que les régimes démocratiques modernes révèlent, dans leur pratique, un lien entre passion de la liberté et passion de la domination. Les politiques impérialistes de la France et de la Grande-Bretagne illustrent ce phénomène. Ce rappel n’est pas fortuit à l’heure où on célèbre, dans la communauté savante, l’anniversaire de la théorie démocratique formulée par Doyle dans les années 1970.


Enfin, s’exprime à travers cet ouvrage la reconnaissance de la nation comme seule forme aboutie dans la modernité. Ses détracteurs, accentuant la dimension nationaliste comme perversion du principe national, oublient que les empires furent plus destructeurs dans leur politique d’expansion (p. 416-417). Mais plus fondamentalement, Manent constate la raréfaction des modèles de formes politiques de nos jours. Si on peut repérer des aspirations à la création d’une forme politique pour l’Humanité, celle-ci ne permettrait pas d’identifier une action spécifique qui serait entreprise dans cette dite forme. La fabrication de cette forme résulte sans nul doute des guerres mondiales qui ont sévis au XXème siècle. Cette forme demeure imparfaite dans le sens où elle ne repose jusqu’à présent que sur la volonté de ne plus connaître de crimes contre l’humanité ou bien la destruction mutuelle. La négativité du projet (ne pas aboutir à) l’emporte sur sa positivité (aboutir à). Cette ultime conclusion invite à nouveau à appréhender les liens entre types de guerres et constitution des formes politiques dans l’environnement contemporain. Quand bien même le raisonnement de Pierre Manent invite à discussion (notamment dans cette réserve finale relative à l’essoufflement des innovations en matière de formes politiques), il a l’incontestable mérite de tisser des liens entre théorie politique et réflexion sur la guerre aujourd’hui.


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